Le Point : En quoi le spirituel peut-il soutenir l’action politique ?

 

 

Jean-Christophe Fromantin : Pour moi, un projet de vie, quel qu’il soit, se construit sur trois piliers : le spirituel, le matériel et le social. En clair, le respect pour l’inexplicable, la nécessité de travailler pour vivre, et les relations avec les autres. S’il manque un de ces piliers, ça ne fonctionne plus. On ne vit pas que d’altérité, ni de matérialité. Une société obsédée par le matérialisme, la performance, l’efficacité conduit à la déshumanisation. Quand on a l’ambition de travailler une offre politique, le spirituel est déterminant. Il ouvre une faculté d’émerveillement, un regard positif sur des choses simples : un paysage, un enfant, un savoir-faire, une action emblématique. Lors de ma traversée à vélo, cet hiver, souvent seul, à travers des territoires parfois inhospitaliers, j’ai gardé éveillé ce regard ouvert. Cultiver une capacité d’émerveillement, c’est poser un acte politique authentique. Quand des collègues maires s’inquiétait, je leur demandais ce qu’il avait de singulier, ils avaient toujours quelque chose d’unique à me faire découvrir. Le spirituel stimule le sentiment d’appartenance, développe la fierté et offre un socle pour construire ou reconstruire quelque chose de nouveau.

 

Cela vous aide dans votre rôle d’élu local ?

Le rôle d’un élu local est de chercher des atouts, des points d’appui, qui ne sont pas toujours visibles de prime abord. Quand, par exemple, nous avons initié le grand chantier de refondation de l’avenue Charles-de-Gaulle, à Neuilly, tous mes adversaires disaient : « Cette avenue est un problème ». Et moi, je leur répondais : « C’est une chance ». Parce qu’être dépositaire d’une part de cette formidable perspective historique entre Les Tuileries et La Défense ne méritait pas de s’apitoyer. Quand on est un homme politique, et a fortiori un élu local, il faut être lucide, mais ne pas perdre le sens de l’émerveillement. A tout focaliser sur les problèmes, on entraîne tout le monde dans une dépression. Aujourd’hui, malheureusement, les politiques stimulent davantage les angoisses que les rêves. Les grands dirigeants sont ceux qui embarquent leurs concitoyens dans une vaste ambition collective. On ne fédère pas autour de la critique.

 

D’où vous vient votre foi catholique ?

C’est un héritage familial, j’ai été éduqué ainsi. Je ne la porte pas en étendard. Mais je ne la cache pas non plus. Quand on m’interroge, je réponds. Et je ne crains pas de le faire. Personne ne m’a jamais attaqué là-dessus. Sans doute parce que je vis ma foi de manière sereine et respectueuse des autres. Quand on fait de la politique, on doit rassembler. Et la foi catholique, pour moi, solidifie, conforte, renforce. Cela étant, il faut la mettre à l’épreuve de ce que l’on vit. Dans un cheminement catholique, il y a une phase d’éducation, puis de maturation et, enfin, de mise à l’épreuve, dans les responsabilités, familiales, professionnelles ou publiques. Il faut faire des allers-retours entre la réflexion et l’action, c’est dans cette dialectique intense et exigeante que se construit un chemin.

 

Comment concrètement mettez-vous votre foi à l’épreuve ?

En interrogeant le sens de l’action. J’ai une grande admiration pour la philosophe Simone Weil, qui répond à cette question en discernant le bien du mal. Au passage, elle se montre très sévère sur les partis politiques construits, selon elle, sur les passions collectives qu’ils exacerbent pour assurer leur propre existence. Il faut sans cesse rechercher le sens du bien commun, dont la foi, pour moi, est la composante centrale. Celle-ci donne une grille de lecture. La culture chrétienne, dans une construction patiente depuis deux millénaires, notamment à travers le travail monastique, a profondément inspiré les valeurs républicaines de fraternité, liberté et égalité.

 

Comment nourrissez-vous votre foi ?

Par une pratique religieuse classique, en allant à la messe, en participant aux fêtes religieuses. Mais aussi, en me ménageant des moments d’isolement, à travers des temps de méditations ou des lectures, de Simone Weil à Georges Bernanos en passant par des auteurs contemporains comme Bruno Latour. Ce sont des nourritures qui relient le sens et l’action. En lisant récemment « Jeanne, d’Arc, le procès de Rouen » (Jacques Trémolet de Villers), on perçoit l’intensité de la foi, dans la simplicité. Jeanne d’Arc était une paysanne inculte, qui ne savait ni lire ni écrire, mais elle déstabilise les docteurs de l’Église. Quand Bernanos écrit « Le journal d’un curé de campagne » on retrouve la force de la simplicité sur la complexité. La foi pour certains, ou une philosophie personnelle pour d’autres, permet de discerner dans une actualité abondante et conflictuelle, dans la limpidité et la sérénité. Elles offrent une charpente intellectuelle et une approche éthique.

 

Vous arrive-t-il de douter ?

Oui. Et c’est très bon ! La foi n’est jamais acquise. Il faut sans cesse la réinterroger. La complexité des situations présentes percute les convictions. C’est pour cela qu’il faut ménager du temps pour nourrir la pensée profonde. La foi s’entretient ! J’en ressens fortement le besoin. J’aime beaucoup cette phrase de Simone Weil qui amène un autre regard sur les vulnérabilités : « La compassion pour la fragilité est toujours liée à l’amour pour la véritable beauté, parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d’une existence éternelle et ne le sont pas ». Dans un monde tendu vers l’efficacité, on en oublie les fragilités et les vulnérabilités. Or, celles-ci sont au cœur de l’action politique sinon la politique se réduit à un enchainement d’opportunités.

 

Êtes-vous plutôt Benoît XVI ou Pape Francois ?

Les deux. Il se tisse entre les pontificats un récit de complémentarité, ils suivent un enchaînement très cohérent. Jean-Paul II ouvre l’Église, Benoît XVI la reconsolide sur ses fondamentaux, le pape François, à partir d’un corpus solide, enclenche des perspectives inattendues, avec beaucoup d’audace et de compromis.  « Qui sommes-nous pour juger ?”  Cette phrase restera emblématique de son pontificat. Mais on peut aussi remonter à Léon XIII, au XIXe siècle, dont la doctrine sociale m’inspire beaucoup. Elle porte la réconciliation entre l’héritage et la modernité, l’Église liée à la tradition monarchique et la République, puis pose les bases de la démocratie chrétienne.

 

Vous lisez beaucoup les encycliques des papes ?

Je les lis, et les relis. Ces textes sont prophétiques. Au service d’un récit cohérent et solide. Benoît XVI, dans « Caritas in veritate », en 2009, parle de la mondialisation de façon très moderne, réflexion que le Pape François poursuit avec « Laudato Si », précurseur sur l’environnement, et  « Fratelli Tutti », sur la fraternité. Trois textes qui ressemblent à une trilogie. Paul VI, en 1967, dans « Populare progressio », lance : « Les peuples de la faim interpellent les peuples de l’opulence, l’Église tressaille dans un cri d’angoisse ».  Il alerte alors, sur ce que nous avons sous nos yeux aujourd’hui, près de soixante ans plus tard ! Et pourtant, à l’époque, pas grand monde n’a fait attention à ce discours. La lecture des textes des papes, c’est l’arrière-plan de mon engagement politique. Je me suis lancé en 2008 par le hasard des circonstances, puis je me suis interrogé sur le sens de cet engagement, et j’ai trouvé dans ces différentes références l’armature d’une pensée qui nourrit mon action.  La règle de Saint-Benoît, rédigée en 530, a posé les bases de la subsidiarité. La règle pose l’essentiel et laisse à chaque abbaye la liberté de l’organisation. Mon attachement aux échelles humaines, aux territoires et à la décentralisation est ancré dans cet héritage.

 

La dimension spirituelle est-elle négligée en Europe aujourd’hui ?

 

L’hyperurbanisation, la recherche à tout prix d’efficacité, l’excès de financiarisation de l’économie conduisent à extraire le spirituel et la capacité d’émerveillement du projet de société. La métropolisation du monde, c’est une négation de la spiritualité puisque celle-ci se nourrit de la nature, de l’espace, du silence. La nature en ville est, de ce point de vue, vide de sens, et révélateur d’une réification de l’essentiel.

 

Regrettez-vous que le spirituel soit absent du projet européen ?

 

Et comment ! On a oublié que parmi les quatre pères fondateurs de l’Europe contemporaine, trois étaient des catholiques engagés : le Français Schuman, l’Allemand Adenauer, l’Italien Gasperi. L’Europe de Schuman, dont se revendiquait Jacques Delors, reposait sur quatre piliers. D’une part, les racines : si on fait de l’Europe une communauté d’intérêts, celle-ci perdra son âme. Ensuite, Schuman mettait en garde contre la technocratie, l’Europe des normes. Puis, il affirmait que la construction européenne reposait sur le respect des diversités géographiques et culturelles. Enfin, dans la continuité de la pensée de Léopold Sédar-Senghor, il souhaitait une coopération intense avec l’Afrique, une Eurafrique, afin d’éviter une déstabilisation du monde. Si l’on avait fait fructifier le projet Schuman, l’idée européenne ne serait pas en panne comme elle l’est aujourd’hui. C’est pourquoi, je propose de créer 81 circonscriptions européennes en France : les députés seraient élus sur des territoires, où ils auraient une permanence, pourraient recueillir les doléances des citoyens, les faire remonter à Bruxelles, et expliquer les décisions prises, pour donner dans chaque département un visage à l’Europe.

Interview de Jérôme Cordelier

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