Jean-Christophe Fromantin, Renaud Donnedieu de Vabres, Geoffroy Roux de Bezieux – publié dans La Tribune le 5 avril 2024
Nos modèles économiques durables sont en théorie indexés sur la création de valeur. Depuis la Renaissance, puis au cours de la période industrielle, il était assez facile de transposer nos valeurs culturelles en atouts économiques. Grâce aux leviers du progrès mécanique, l’artisanat d’art a muté vers une puissante industrie du luxe, nos traditions gastronomiques ont donné naissance à une très large filière agroalimentaire, et plus généralement, la diversité de notre géographie a façonné le socle d’une économie prospère et fortement enracinée. Aujourd’hui, dans beaucoup de territoires, il ne reste de cette économie, que des friches ou quelques productions destinées aux touristes. Or, ce n’est pas tant la mondialisation qui a changé la donne – pour preuve, les deux secteurs parmi les plus territorialisés évoqués ci-dessus, pointent en tête de nos exportations – mais plutôt un éloignement des singularités qui fondent l’adossement nos économies, une financiarisation excessive et une inflation de process en tout genre qui ont progressivement neutralisé les valeurs et l’énergie initiales.
Faire d’un grain de sable un continent et faire de chaque minute une opportunité. Autrement dit, travailler à la revalorisation de nos atouts géographiques et culturels pour réintroduire un cycle de création de valeur. C’est probablement une des anticipations stratégiques qu’il nous faut dorénavant réintégrer. A double titre : en ce qu’elle restaure nos avantages comparatifs dans la mondialisation ; mais aussi, et surtout, en ce qu’elle réaffirme le primat de l’être humain sur la technologie et les systèmes de conformité. Remettre l’individu au centre, plutôt que de le pousser vers les périphéries du temps et de l’espace, est probablement le premier défi contemporain qu’il nous faut adresser. La métaphore du village, souvent invoquée, témoigne de cette profonde inspiration à restaurer la culture, la proximité, l’utilité de chacun et à se rapprocher de la nature.
Pour autant, cette revendication d’appropriation de sa part de terrestre, ne doit pas signifier un repli identitaire, au risque de basculer vers une démondialisation malheureuse, voire belliqueuse. Or, on voit aujourd’hui une forte tension entre des fiertés nationales qui tendent vers des nationalismes, et les valeurs du bien commun universel. Cela pose inévitablement la question de la dialectique entre l’affirmation de nos valeurs et l’ouverture au monde : Ces principes sont-ils antagonistes ou participent-ils d’une richesse universelle ? A l’heure des Gafam et des voitures chinoises, existe-t-il un modèle vers une économie humaine, enracinée et mondialisée ? La réponse à ces questions est difficile, mais plusieurs conditions ouvrent la voie : La première est que nous gardions notre esprit critique ; que nous restions conscients que l’innovation, telle une asymptote, n’est qu’un moyen éphémère au service d’une cause qui la dépasse, celle du progrès de l’humanité, et que par conséquent il n’y a pas de prospérité économique durable sans la liberté politique ; la seconde condition appelle à ce que nous trouvions des réponses européennes aux grands défis numériques, énergétiques ou environnementaux de notre époque ; en sortant des égoïsmes nationaux, en trouvant le point d’équilibre entre les racines chrétiennes de l’Europe et les Lumières – qui fondent et inspirent nos valeurs communes – et la légitime souveraineté des États ; la troisième condition, dans l’incandescence du monde actuel, est de maintenir un haut niveau d’échanges, car la valeur et la créativité procèdent en grande partie de l’émulation du commerce et des rencontres qu’il suscite.
Articuler nos villages dans un monde global, pour recréer un lien fort entre nos valeurs culturelles et celles qui fondent notre économie. Cela pourrait être l’axe d’anticipation, mais aussi l’axe d’inspiration, grâce auquel nous retrouverons à la fois l’énergie, les valeurs et la créativité que procure le sentiment commun d’appartenance ; mais aussi celui par lequel nous réapprendrons à valoriser ce que nous avons de plus singulier pour faire de chaque village, qu’il soit local, national ou européen, un continent ; et de chaque échange une chance …