Par Jean-Christophe Fromantin, Délégué Anticipations, Chercheur-associé Chaire Eti, IAE-Paris-Sorbonne et Stéphanie Ferran, Directrice du Développement d’Hachette Livre et maître de conférence à SciencesPo – Tribune publiée dans Forbes
« Dis-moi ce que tu lis, je te dirai comment tu vas ». Cette proposition pourrait légitimement s’inscrire dans cette quête de sens dont il semble aujourd’hui qu’elle rattrape de nombreux Français. La lecture n’est-elle pas un marqueur, d’attention, d’ouverture et de curiosité ? – témoignant possiblement des évolutions en germe. Or, trois éléments révèlent dès le départ la complexité d’une telle analyse : les éditeurs publient deux fois plus de livres qu’il y a 25 ans ; et les Français déclarent ne plus avoir le temps de lire – tout en avouant passer en moyenne 3h00 par jour sur les réseaux sociaux à coup de micro-sessions d’une à deux minutes. Et pourtant, le marché de l’édition n’a jamais été aussi dynamique … Quel grand écart ! Pour corser l’approche, nous pourrions ajouter que quelques best-sellers polarisent l’essentiel des ventes et que les livres d’images occupent les premières places du box-office. Les bandes dessinées et mangas placent 43 titres dans les 100 livres les plus vendus en 2022 en France.
Ces paradoxes sont néanmoins riches d’enseignements.
Le premier – le manque de temps –, dont les plus jeunes générations disent être les premières victimes, illustre un impressionnant glissement. La facilité, voire le recours quasi addictif aux réseaux sociaux, nous prive de milliers d’heures de lectures et par conséquence de réflexion et d’attention. Parallèlement, les plaisirs éphémères que provoquent les sursauts de popularité sur les réseaux génèrent autant d’angoisse, de doute, voire de désespoir. Le sociologue Hartmut Rosa pointe cette peur chronique « que le monde nous oublie ». Pire, nous sommes de plus en plus détournés de la lecture par le sentiment paradoxal de ne plus avoir de temps. Or, il est à craindre que cette impression que le temps nous échappe augmente à due proportion de celui que nous abandonnons aux réseaux sociaux. Quand on sait que le temps quotidien qui leur est alloué permettrait de lire 180 livres par an cela interroge … Jusqu’où mènera cette spirale ?
Le deuxième enseignement, l’écart entre les 70 000 nouveaux livres édités chaque année et la polarisation des ventes autour d’un nombre limité de titres, se traduit mécaniquement par une baisse des ventes par livre. Cela appelle plusieurs constats. Le premier, positif, c’est qu’il témoigne de l’incroyable résistance du livre et confirme son statut iconique de vecteur d’idées. Malgré la prolifération d’autres médias, la pensée acquiert force légitimité par le livre. Le succès de l’autoédition – avec 20% des titres publiés en France – participe de cet acte symbolique. Le second, plus sombre, avec des lecteurs qui focalisent leurs références littéraires sur un nombre plus restreint d’auteurs, témoigne aussi de la difficulté de faire un choix dans une offre foisonnante et peut-être aussi, d’une forme d’attrition de la curiosité. Autrement dit, de plus en plus de ventes se font sur moins en moins de livres sans décourager un nombre croissant d’auteurs. Bizarre mais pas si cornélien … Cette tension en dit long sur la réduction des périmètres de confiance : entre un repli sur nos propres convictions et le besoin de se tourner vers quelques auteurs dont les noms ont la puissance de grandes marques, connues et rassurantes. Un phénomène que l’on observe dans plusieurs secteurs culturels par une approche plus consumériste de l’art ou du patrimoine.
Le troisième enseignement – l’image au détriment du texte, ou en renfort du texte – est perceptible dans le succès des mangas dont le nombre de mots et de phrases par page est limité, ou par le phénomène des webtoons (bandes dessinées sur mobile), qui comptent déjà plusieurs centaines de milliards de vues dans le monde. Ce constat a plusieurs raisons de nous alerter. Si l’on peut craindre un affaiblissement linguistique, les fictions qu’incarnent ces nouvelles formes littéraires, dorénavant majoritaires, pourraient aussi nous éloigner du décryptage textuel, du temps long, de la concentration nécessaire à la réflexion. Elles pourraient traduire une idéalisation de nos propres vies qui rend de moins en moins acceptables les contraintes du monde réel dans lequel nous vivons. Mais elles sont aussi, d’une certaine manière, source d’espoir, car elles permettent à de nouveaux publics, plus jeunes, de trouver à leur façon un chemin vers le livre et les librairies, itinéraire que nous avions cru perdu par toute une génération née dans le digital.
Les tendances de lecture semblent traduire trois dispositions, vers la facilité, la fugacité, et la superficialité. Elles témoignent en réalité d’une accélération et d’une altération du rapport au temps qui n’épargne pas nos habitudes de lecture. Elles portent un renouveau, l’esprit humain se nourrissant de la fiction sous toutes ses formes, afin de satisfaire ce que la philosophe Simone Weil appelait les « besoins de l’âme » dont nos racines sont le socle. Cette fiction nouvelle, polyforme, foisonnante, symbole de la créativité sans limite de l’intelligence humaine, constitue le meilleur rempart contre des souffrances psychiques dont l’OMS dénonce la hausse exponentielle chez nos contemporains. Dans une conférence récente dans le cadre du cycle Anticipations, alors que certains craignent d’ores et déjà une intelligence artificielle en mesure d’écrire les livres que nous rêvons de lire, le Pr Gregory Quenet rappelait qu’on ne grandit pas tant par l’idéalisation du monde que par sa compréhension, dans toutes ses dimensions culturelles, historiques et géographiques. Là est l’essentiel de la promesse littéraire. Celle d’un monde dont la résonnance passera toujours par des auteurs dont l’inspiration est consubstantielle des réalités terrestres. Bonnes lectures …