Éloge des échelles humaines

Par Jean-Christophe Fromantin, Président du programme Anticipations, Jean-Dominique Senard, Président de Renault et Jean Viard, sociologue – Colloque Anticipations – Les Bernardins 2022

L’incroyable vague technologique et l’émergence ultrarapide des géants de l’internet a pu laisser croire la possibilité d’un monde sans limites. L’essor de la mondialisation a participé de cette promesse, d’une échelle globale, à travers laquelle tout serait possible, jusqu’à l’hypothèse de l’homme augmenté échappant alors aux lois naturelles. Cette projection a montré ses limites. Heureusement. Rejoignant ainsi Montesquieu, quand il pointait les risques et les excès d’un univers trop vaste ; alertant sur les délitements politiques, économiques ou sociaux que provoquent inévitablement la perte des ancrages locaux.

 

Nous allons vivre le retour des échelles humaines. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer quelques symptômes qui témoignent concrètement des impasses et des paradoxes que nous vivons : quand la croissance des ventes d’antidépresseurs et d’anxiolytiques progresse à deux chiffres ; quand l’on constate qu’il faut 8000 litres d’eau pour délaver un seul jean alors qu’un milliard de nos contemporains en manquent et souffrent de malnutrition ; quand les scientifiques calculent que le travail abandonné par les polinisateurs coûte chaque année 150 milliards d’euros ; quand l’hyperdensité qui concentre les individus dans les grandes villes provoque un sentiment d’isolement (pour 14% des habitants) devenu le principal motif d’angoisse et de troubles psychologiques ; ou quand les marchés de capitaux deviennent la boussole d’un capitalisme débridé … Pas besoin de grandes théories pour comprendre que les limites sont dépassées. Qu’il nous appartient de poser des bornes pour casser les asymétries dangereuses que provoquent nos excès.

Deux anticipations incarnent les nouveaux équilibres qui détermineront progressivement nos vies : le travail et l’habitat. La manière dont l’un et l’autre se transforment – assez naturellement – témoignent des aspirations de la nouvelle société.

 

Le travail appelle l’entreprise à questionner sa raison d’être. Sa performance boursière n’est plus tant la mesure du progrès que sa contribution à l’épanouissement de chacun et aux équilibres de la société. Les tensions actuelles sur le marché de l’emploi participent de cette reconfiguration des parcours dont la rémunération n’est plus la seule boussole. On espère de l’entreprise, parce qu’elle touche à notre vie quotidienne, par l’authenticité de son projet, qu’elle prolonge les priorités que beaucoup veulent donner à leur propre vie. Cette convergence des valeurs entre vie privée et vie professionnelle est sans doute un des marqueurs clés d’une modernité contemporaine.

L’envie « d’habiter », au sens profond du mot, s’inscrit aussi dans cette logique de valeurs ; elle revisite l’approche du logement. Cela se traduit par un besoin d’espace, de nature, de culture et de proximité. Le logement spatial remplace le logement social. On cherche davantage à travailler là où nous voulons vivre, qu’à vivre là où il y a du travail. L’inversion des valeurs démontre, s’il en est besoin, la révolution qui se dessine et l’amorce d’un cycle de développement plus apaisé. Quand 83% des Français désignent les villes moyennes et les villages comme étant les échelles au sein desquelles ils aspirent à vivre, on a le message clair d’une nouvelle configuration des modes de vie.

 

Le progrès ne s’incarne plus tant dans les codes industriels et post-industriels que l’on connaissait depuis le XIXème siècle mais à travers une société numérique et écologique dont les promesses laissent espérer de nouveaux équilibres.

L’usage des technologies, comme la mondialisation, sont de ce point de vue des indicateurs essentiels. Leurs défauts résident davantage dans ce que nous en faisons que dans ce qu’ils sont réellement. C’est pour cette raison que le sens que nous donnons au travail, comme celui qui nous pousse à « habiter », permettent d’envisager l’innovation comme un moyen nécessaire à la prospérité des échelles humaines, plutôt que comme une fin.

Publié dans Les Echos le 21 octobre 2022

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