Dialogue avec Kako Nubukpo, Doyen de la Faculté de Sciences économiques de Lomé et ancien ministre de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques du Togo
Où que nous soyons. Dans une cage d’ascenseur, une pièce ou un pays. Quand la porte se ferme, nous sommes seuls. Face à nous-mêmes. Face à nos limites, nos handicaps ou nos contradictions. Face à notre destin. La crise nous rappelle cette évidence. En suspendant provisoirement les effets de la mondialisation, elle fait prendre conscience de ce que nous sommes. Elle révèle les faiblesses et les difficultés, mais aussi – à ceux qui l’auraient oublié – l’authenticité de nos cultures, la réalité de notre patrimoine et la vérité de notre géographie. Elle nous fait redécouvrir les vraies valeurs.
Nos ignorances et nos doutes sur le Coronavirus ont cette vertu d’alerter sur notre vulnérabilité. Personnelle et collective. Celle qui nous rapproche de la mort. Comme celle que nous observons quand nos économies s’extraient des flux de la mondialisation. Que nous soyons du nord ou du sud, riches ou pauvres, la pandémie opère de la même manière. Foudroyante. Sans appel. Tous, nous appréhendons sa propagation. Par réflexe de survie, nous évaluons nos forces et nous réactivons les solidarités. Nous partageons les enjeux dans l’intimité de nos frontières. Pour agir avec les moyens dont nous disposons. Nous faisons l’inventaire de ce sur quoi (et sur qui) nous pouvons compter. Des stocks de masques. Insuffisants. Des médicaments. Insuffisants aussi. Car l’enchevêtrement des connexions et les interactions de l’économie nous ont parfois fait oublier la réalité de ce que nous sommes, les atouts que nous possédons, et ce grâce à quoi nous vivons. Nous sommes surpris. Très surpris. Car nous réalisons qu’à force de produire des fragments d’offre, dès que la porte se ferme, nous n’arrivons plus à acheter les produits dont nous avons besoin. Même les plus évidents. Quand la Côte d’Ivoire, bien que premier producteur mondial de cacao, s’aperçoit qu’il n’y a plus de chocolat dans ses rayons de supermarché ; ou quand les élastiques deviennent une denrée rare qui se monnaye comme une matière précieuse.
Dans un huis-clos inattendu, chaque famille, chaque ville, chaque pays retrouve la communauté de destin qui est la sienne. C’est le rendez-vous le plus universel. C’est peut-être celui dont notre planète avait besoin – non pas pour remettre en cause la mondialisation, elle existe, et il serait vain de vouloir la déconstruire – mais pour faire l’inventaire de notre patrimoine à sa juste valeur. Celui de nos actifs naturels, celui de notre pharmacopée, celui de nos savoir-faire comme celui de notre monnaie. Pour ne pas oublier que notre approche de la mondialisation ne doit pas être un renoncement – ni à ce que nous sommes, ni à ce dont nous sommes les dépositaires – mais une contribution durable à une communauté de destin. L’Afrique en témoigne. Le spectre de ses richesses est aussi vaste que les problèmes à résoudre. La voie à emprunter est celle d’un juste équilibre entre ce dont elle a besoin et ce qui peut entrer dans les circuits d’échange. Avec discernement. En anticipant un marché intérieur dont le développement est prometteur.
Cette approche du monde réhabilite les « communs ». Ceux qui sont propres à chaque culture et qui participent des interactions nécessaires aux relations sociales. Comme ceux que nous avons en partage, au-delà de nos frontières, et qui s’inscrivent au patrimoine universel. La crise redonne à nos atouts singuliers une raison d’être. Nous prenons conscience de ce qui nous manque, que nous avons bradés, perdus ou oubliés. Nous faisons l’inventaire des actifs qui ont été accaparés ou confisqués en contrepartie d’une promesse, souvent vaine, de modernité.
Pour valoriser nos atouts et construire des relations durables dans la mondialisation, nous devrons agir sur plusieurs fronts : réinventer une économie des communs, plus équitable ; chasser les endogamies qui privent notre avenir de la diversité des talents ; imaginer une gouvernance raisonnée des ressources communes. C’est un enjeu à la fois politique et économique. C’est aussi un enjeu géographique. Nous ne pouvons plus assister impuissants au développement asymétrique du monde. La géographie du XXIème siècle ne se façonnera à l’aune des ratios, des courbes et des performances de l’économie financière. Nous entrevoyons déjà les conséquences d’une économie basée sur ces artefacts : ce sont les hypertrophies urbaines, les nouveaux déserts provoqués par le réchauffement climatique, d’infinies périphéries où prospère la pauvreté, des zones de production intensive réalisées au prix d’une déforestation irresponsable. Les flux migratoires et les pertes humaines, qui se chiffrent par dizaines de milliers, sont un indicateur parmi les plus réalistes, de la dérive des modèles de développement. La phrase choc de 1967 du Pape Paul VI dans son encyclique Populorum progressio, résonne comme un ultimatum : « Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui les peuples de l’opulence ».
L’impact psychologique de la crise sanitaire nous projette au-delà des sciences et de leurs rationalités. Elle ouvre grand le champ des hétérodoxies. Celles par lesquelles les équilibres humains prennent le pas sur les anticipations économétriques. Celle qui donne aux témoins plus de poids qu’au sachants. Les chaines de valeurs n’ont pas vocation à devenir des chaines de dépendances, au risque d’engendrer des tragédies en chaine comme celle que nous traversons. Elles méritent mieux qu’un entre-laçage de maillons faibles. Ou de devenir les variables d’ajustement d’un monde global. Avec le risque de lier le sort du monde à l’imprudence des uns ou à l’égoïsme des autres. Elles doivent se construire dans le temps long. Dans celui de la prospective. Celui grâce auquel la santé, l’éducation, et toutes les singularités dont nous sommes les garants, permettront à chacun de vivre digne et de trouver sa place.