CHEZ SÉBILLON. MARDI 5 JUIN. On sert ici le meilleur gigot de Neuilly. Charles Pasqua, tel un gros chat qui s’apprête à se délecter d’une souris, guette son convive.
L’ancien patron du 92 n’a pourtant guère envie de se mettre à table. Quoi de neuf ? « A part les nouveaux bacs à fleurs dans les rues et les pistes cyclables, rien n’a changé, bougonne-t-il en sirotant un Ricard. Fromantin ? Il pense qu’il a un destin. Mais il a le charisme d’un garçon de bureau ! » Pourtant, dans ces Hauts-de-Seine berceau du sarkozysme où aucun député UMP n’a été élu au premier tour, Claude Guéant étant même mis en difficulté dans une triangulaire à Boulogne-Billancourt, Jean-Christophe Fromantin fait figure de vainqueur.
Certes, le maire de Neuilly n’a pas décroché son siège de député le soir du 10 juin. Mais il a obtenu 39,34 % des suffrages devant Bernard Lepidi, un candidat divers droite (21,8 %) soutenu en sous-main par une partie de l’UMP, et la candidate (PS) Marie Brannens (21,4 %) . Le second tour s’annonce plus serré. [A l’issue du second tour, Jean-Christophe Fromantin a été élu député de la 6ecirconscription des Hauts-de-Seine, recueillant 51,2 % des voix, NDLR]. Mais après son hold-up sur la mairie de Neuilly en 2008, son raid sur le canton nord de la ville, en 2011, lui qui a monté sa « start-up » politique il y a cinq ans, devrait réussir à s’imposer dans la circonscription de Neuilly-Puteaux, celle où siégea Nicolas Sarkozy. Une carrière nationale ? Il y pense. Il a créé son parti, Territoires en mouvement, un millier d’adhérents. Beaucoup l’encouragent.
Il y a deux mois, autour d’un café, Jean-Louis Borloo lui a dit : « Vas-y ! Fonce ! » « On a perdu un narcissique pour en retrouver un autre !« , soupire cependant une Neuilléenne assez peu fromantiste. Qu’importe. Jean-Christophe Fromantin alias JCF est convaincu qu’il dispose d’un capital territorial : « Neuilly est une ville de têtes de réseau, un levier, une caisse de résonance« , s’emballe-t-il. Il rêve d’en faire le terreau d’une nouvelle droite, débarrassée de ses oripeaux bling-bling. Une droite à visage humain, loin des tentations d’alliance avec l’extrême-droite qui se font jour chez certains UMP depuis l’entre-deux tour de la présidentielle.
Candidature aux Législatives 2012
Neuilly « n’est pas seulement un lieu où se concentre la richesse mais aussi le pouvoir » observe John Lichfield dans le quotidien britannique The Independent du 17 avril. Marine Le Pen, Dominique Strauss-Kahn y sont nés. François Hollande y a vécu une part de sa jeunesse. Quant à Nicolas Sarkozy… L’ex-président de la République, pendant vingt-quatre ans édile de Neuilly, y a laissé une empreinte durable. Sur la plaque de fonte de la grande cheminée de la salle des fêtes de la mairie, achevée en 1885, figurent deux gigantesques lettres entrelacées : un N et S, les armoiries de Neuilly-sur-Seine. Mais aussi les initiales de Nicolas Sarkozy. Pas tout à fait un hasard ! « Neuilly c’est Sarkoville !« , résume Steven Erlanger, chef du bureau du New York Times à Paris, dont les locaux sont situés sur la commune. « Sarkozy, c’est l’enfant chéri. Jean, son fils, est très aimé, assure Lili Gion, vice-présidente de Territoires en mouvement. Les gens veulent l’approcher, lui parler. Il y a quelque chose de très affectif entre les Sarkozy et Neuilly. » Mais « Fromantin, aussi. Les gens en sont fous. Ils l’adorent« , insiste cette fan de la première heure.
La victoire de Jean-Christophe Fromantin, c’est « la revanche de l’argenterie de famille sur le bling-bling« , écrit en 2008 Jean-François Minne, un de ses ex-coéquipiers dans Hold-up sur la mairie de Neuilly (éditions Pascal Galodé, juin 2008). Chef d’entreprise, bon chic bon genre, catholique pratiquant, père de quatre enfants, il a « fait du bien à la ville« , explique Sylvain Orebi, président de Kusmi Tea. « Depuis qu’il est maire, on ne se moque plus de nous quand on dit qu’on habite Neuilly. Son esprit entrepreneur indépendant, son comportement décent, poursuit le patron neuilléen de la maison de thé branchée, a donné une autre vitrine à la ville. »
NEUILLY NE SERAIT DONC PLUS UN GHETTO DE RICHES ? Certains signes le laissent penser. Les Neuilléens font « la Fête des voisins », chinent à la braderie-brocante annuelle, circulent à Vélib’, achètent leurs vêtements de marque dans des dépôts-ventes, leur pain bio au magasin les Nouveaux Robinson. Comme leurs voisins les bobos parisiens. Sauf que ce sont des bobos de droite. C’est sur eux que JCF s’appuie. Dans ses réunions d’appartement, les jeunes cadres qui travaillent à la Défense adorent l’entendre gloser sur ce qu’il appelle« l’avantage compétitif des produits français ». Eux dont certains ont une maison de famille au Pays basque ou une chasse en Sologne apprécient son côté « retour à la terre » quand il cite les coutelleries de Laguiole en Aveyron ou pecheur.com, un site de vente de produits pour la pêche à la mouche, installé dans l’Allier, en exemple de ce qu’il faut promouvoir pour sauver l’économie française. JCF théorise : « Dans un monde global, les gens ont besoin du local pour se rassurer. »
Le maire incarne un Neuilly version village « hype ». Place du Marché, Le Havane, un bar-tabac comme on en trouve dans le Marais, est devenu l’un de ses QG. JCF en a fait le point d’arrivée de son jogging dominical. Il entraîne dans son sillage, chaque dimanche, une cinquantaine de Neuilléens affublés d’un tee-shirt siglé Neuilly 9 h 30. « On aurait dû se donner rendez-vous à 9 h 20 pour éviter qu’on ne dise 9.3« , rigole-t-il. Autre signe distinctif, M. Fromantin n’a pas de chauffeur. « Je leur dis à tous ces maires qui se cachent derrière leurs vitres fumées : « Vous ne devriez pas vous couper des gens comme ça !« » Ce dimanche 3 juin, à plus de 80 km/h sur le pont de Puteaux qu’il traverse pour aller « tracter » dans l’autre partie de sa circonscription, on lui rappelle que François Hollande, lui aussi, a fait campagne à scooter. « Je suis le normal de droite !« , lance-t-il sans s’apercevoir qu’il vient de griller un feu rouge…
Mais JCF n’oublie pas qu’il est l’élu de la France d’en haut. Etre maire de Neuilly, c’est avoir les « 06 » de tous les VIP de la ville. A commencer par ceux des médias télévisuels : Marc Tessier, ancien patron de France Télévisions, Nicolas de Tavernost, le patron de M6, Jean-Marie Cavada, l’ancien journaliste devenu député européen, Christian Malard, chef du service étranger de France 3, tous neuilléens. JCF applique les mêmes recettes que son illustre prédécesseur. A la mairie, le monde de la presse et celui des affaires disposent de son rond de serviette. « Sarkozy m’invitait à des petits déjeuners en tête-à-tête. Fromantin associe les entreprises aux projets de la ville« , se félicite Christian Courtin, président du conseil de surveillance de Clarins. La maison de parfumerie familiale, dont le siège social est à Neuilly, soutient le projet d’Exposition universelle à Paris en 2025 que défend JCF.
Déception le soir de l’élection de François Hollande
LA VILLE COMPTE PAS MOINS DE 25 AMBASSADES ET CONSULATS.Tous les deux mois, le maire réunit son Cercle diplomatique autour de nappes blanches et de tasses en porcelaine. Les navigateurs Loïck et Bruno Peyron ainsi que Jacques Attali, qui habite en face, y sont venus animer des conférences.
Autre particularité de la ville selon certains de ses habitants, « à Neuilly, on affiche son judaïsme sans risquer d’être montré du doigt« , déclarent Adeline Fleury et Pauline Revenaz, auteurs de Neuilly village people (Editions du Moment, février 2008, 20,20 euros). « La communauté juive compte pour 25 % des Neuilléens, elle fait partie intégrante de la ville« , explique Lili Gion. « On fait en sorte que « old money » et « new money » cohabitent bien« , assure Christophe Aulnette, premier adjoint à la mairie, ex-haut responsable chez Microsoft. C’est le cas ce mardi 5 juin, salle des fêtes de la mairie. Dans un brouhaha parfumé, la gentry qui joue, l’été, sur les greens de Chantaco à Saint-Jean-de-Luz, se mêle à celle des week-ends à Deauville. C’est la remise des prix du trophée de Neuilly Golf. Le président de l’association, Jean-Louis Sadone, patron de la plus grosse agence immobilière de Neuilly, supplie : « Ne nous caricaturez pas ! Neuilly n’est pas que BCBG. Le mètre carré le plus cher, ici, est à 15 000 euros. Il est à 20 000 euros dans le 6e, à Paris. »
Les Neuilléens n’en restent pas moins d’irréductibles privilégiés. Et Jean-Christophe Fromantin n’a rien changé à cette réalité dorée. 20 % des foyers fiscaux sont assujettis à l’impôt sur la fortune. Depuis dix ans, leur proportion augmente en même temps que celle des cadres supérieurs et des professions libérales qui représentent 62 % de la population. Le revenu fiscal médian est de 43 867 euros contre environ 12 000 euros à Gennevilliers, ville du Nord des Hauts-de-Seine. Au marché de Neuilly, la barquette de tomates cerises peut atteindre 24 euros ! Si la semaine, on voit circuler trottinettes et Smart, les Porsche Cayenne sont toujours de sortie.
RUE DE LONGCHAMP, HÉDIARD A FERMÉ. Mais le pressing Class Cleaner rue Ernest-Deloison précise bien qu’il est « maître artisan teinturier ». « C’est devenu plus « nouveaux riches », ajoute le libraire Nicolas Mittaud, dans la même rue, mais Bagatelle reste un petit village tradi. » Un chaland élégant passe le pas de la porte : Patrick de Chocqueuse, ex-banquier chez Indosuez, pochette et cravate en soie et effluve de parfum Caron. « Jadis, j’aimais croiser Liliane Bettencourt qui faisait le tour du lac Saint-James« , se souvient-il. La vieille dame habite toujours à deux pas, non loin de Martin Bouygues. « Et Bill Gates a récemment loué une maison dans le quartier pour faire visiter Paris incognito à ses enfants« , lâche JCF depuis son scooter. Ce 3 juin, il est venu encourager l’ancien boucher à la retraite de MmeBettencourt, Michel Goueri, chemise rayée et mocassins en daim qui tracte pour lui au coin de la rue. Il rentre dans la boulangerie et salue M. Cavada avant de filer vers Puteaux. Dans la grande rue de l’autre ville de sa circonscription, Michel Kajdane, ingénieur et militant fromantiste, lance aux passants : « Fromantin, c’est du bon pain. Il a un nom qui sent bon la France. » « Sarkozy était toujours pressé, Fromantin prend le temps de nous serrer la main », apprécie un passant. Mais JCF, l’élu « tranquille », est aussi un homme qui aime être sur tous les fronts. Il continue d’animer son entreprise dans le secteur import-export, installée à Paris. Il aimerait pouvoir cumuler son mandat de maire et de député au moins pendant quelques années « pour ne pas voter des lois sans être déconnecté du territoire« , dit-il.
Ses multiples casquettes peuvent finir par agacer. Neuilly sait qu’elle est un tremplin potentiel pour une carrière politique. Elle n’aimerait pas que son maire la considère un peu trop vite comme une simple rampe de lancement. Flattés qu’il leur parle de sujets stratosphériques, les Neuilléens, exigeants, « n’en veulent pas moins un édile à temps plein qui s’occupe de leurs poubelles et qui règle les problèmes du quotidien », prévient Jean-François Probst, ancien conseiller de Jacques Chirac à la mairie de Paris, Neuilléen, que consulte à ses heures Jean-Christophe Fromantin.
« A Neuilly, les gens sont cools parce qu’ils n’ont rien à prouver », résume Fanny Bejar, décoratrice d’intérieur. A la terrasse du Havane, la jeune femme un brin exubérante décortique avec une bande d’amis une montagne de crevettes roses livrée par « Phiphi » le poissonnier qui, dit la rumeur, roulerait en voiture de course. JCF vient de partir déjeuner en famille. Mme Bejar propose à la ronde ses places à Roland Garros dans la loge présidentielle. Autour de la table se mêlent sarkozystes maintenus et fromantistes convaincus. Ils ont tous un point commun : leur insolent bonheur de vivre ! Qu’importe si les clichés sur leur ville ont la vie dure. Ils s’en moquent. « A Neuilly, l’hiver, les rues sont chauffées. L’été, elles sont climatisées. Comme chacun sait », rigole Lili Gion. C’est ce qui fait son charme.