L’urgence d’anticiper ou le risque de s’effondrer

Par Jean-Christophe Fromantin, Délégué général d’Anticipations et Jean-François Rial, Président de Voyageurs du Monde – publié dans Les Echos 10 octobre

Les crises, économique, écologique, sociale ou géopolitique, dont la technologie précipite l’intensité, ne procèdent-elles pas de quelques déterminants communs ? La question se pose à double titre : elles génèrent des effets plus difficiles pour les populations ; l’engagement économique, social ou politique se dissout dans un sentiment d’impuissance, voire de résignation. Les tensions sont fortes entre la profondeur des défis et la superficialité des décisions.

L’anticipation nait de ce constat, et de la nécessité d’engager une approche holistique et frontale des enjeux. Car traiter les crises, les unes après les autres, avec au mieux des mesures de moyen terme, au pire des rustines, est l’assurance qu’elles s’enchainent, à des rythmes plus rapides, aux conséquences plus délétères ; les traiter techniquement, avec plus de normes et de règlements, en relativisant le déterminant humain, participe d’un court-termisme qui n’ouvre pas non plus vers des réponses durables.

 

Mais l’anticipation n’est pas tant une méthode qu’une culture. Elle ne s’enseigne pas dans les universités ; elle relève de dispositions personnelles ou collectives qu’il nous appartient de cultiver. Nous n’allons pas dans ce sens : le confort de l’entre soi, l’étanchéité des silos, la spécialisation des tâches, les chaines de valeurs, nous isolent des réalités du monde. Pire : nos enfermements nous laissent à croire que nous pourrions tout résoudre. La complexité du monde, nos interdépendances et l’accélération des changements doivent nous amener à casser cette conviction que les processus opèrent dans un développement linéaire, que nos silos sont solides et que nos constructions sont inébranlables. Les crises démontrent la fragilité des certitudes dont nous sommes perclus.

 

Comment faire prospérer cette culture de l’anticipation ?

D’abord en acceptant un principe : se laisser déstabiliser aujourd’hui pour ne pas s’écrouler demain ! C’est le plus difficile. Car nos enfermements rendent ce prérequis sensible. Identifions néanmoins trois principes à notre portée :

L’information d’abord, au sens large. L’exercice est difficile compte-tenu du flot d’informations disponibles. Mais s’informer n’est pas tant une question de volume qu’un exercice d’ouverture. Lire, voyager, écouter, diversifier ses sources est le premier outil pour capter les signaux faibles et s’extraire de la routine. Fort d’une curiosité intense, nous évitons les biais cognitifs et nous stimulons notre esprit critique.

Être agile pour casser les inerties. C’est le 2ème principe. Nos organisations sont trop lentes et hésitantes pour suivre la vitesse des changements. Quelle est l’efficacité d’une réunion à 10 ou 15 au cours de laquelle défile une centaine de slides perclus de textes, de schémas et d’histogrammes ? Nos codes et nos hiérarchies, bien que nécessaires, ne doivent pas devenir la fin, mais rester des moyens. Car le temps occupé à faire vivre des systèmes s’oppose à celui de la créativité et de l’audace.

La 3ème idée procède des deux précédentes : l’hybridation, ou la fertilisation croisée entre différents univers. Notre société est organisée à rebours de cette nécessité : les « politiques », les « entrepreneurs » ou les « universitaires » vivent dans des mondes séparés, jusqu’à acquérir la conviction sincère, que le passage de l’un à l’autre est impossible, voire inutile. Or, la valeur se crée dans ces croisements fertiles. Les corporatismes ou les communautarismes participent de cette segmentation d’où naissent les tensions et les fractures. Hybrider est autant une promesse d’efficacité, de reconnaissance, que d’altérité féconde.

 

Au-delà des principes, l’anticipation interroge nos marges de manœuvre. Le souffle de nos organisations et leur prospérité ne peuvent plus s’accommoder d’une réduction de notre champ de vision, au risque que les cycles de destruction gagnent sur ceux d’un authentique progrès. L’exercice d’anticipation ouvre cette grande respiration.

« L’homme a perdu la capacité de prévoir et d’anticiper, il finira par détruire la terre » prédisait Albert Schweitzer. Nous y sommes presque. Anticipons …

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