Débat : Henri Guaino et Jean-Christophe Fromantin

Dans Famille-chrétienne, juin 2024

Quel est selon vous l’ADN de l’Europe ?

 

Henri Guaino :

Tout dépend de quoi on parle ! Il y a d’un côté la construction européenne qui a débuté dans les années 50 et, de l’autre, l’Europe civilisationnelle. Cette Europe-là a été façonnée par le Dieu de la Bible et celui des philosophes, Platon ou Aristote. On ne peut évoquer aujourd’hui l’Europe sans penser à la chrétienté même si on n’est pas croyant ! Souvenez-vous de l’incendie de Notre-Dame. Beaucoup de gens qui ne fréquentaient pas les églises passaient devant sans faire attention… jusqu’au jour où elle a brulé devant leurs yeux. Alors ils ont pleuré ! Pourquoi ? Parce qu’ils portent au plus profond d’eux – plus ou moins inconsciemment – ce formidable héritage européen de culture et de foi.

 

Jean-Christophe Fromantin :

A l’amorce de l’Europe, il y a Benoit de Nursie qui pose ses fondements au Ve siècle, puis c’est une construction patiente relancée une première fois au Moyen âge. L’armature originelle de l’Europe se sont ses abbayes. La Règle de saint Benoit a structuré cette prévalence des territoires. Cela a donné plus tard la subsidiarité défendue par Robert Schuman ! Le projet de l’Europe, c’est une reconnaissance fondamentale des richesses géographique et culturelle.

 

HG : Mais à l’origine de l’Europe, il y a aussi la centralité, la verticalité !

 

JCF : Attention, l’axe de transcendance n’est pas juste une force descendante, il est aussi ascendant ! La verticalité en politique est trop souvent jacobine …

 

HG : Reste que la transcendance est essentielle à la politique. L’Europe s’est construite en référence à la verticalité : le ciel des idées de Platon ou la philosophie des Lumières. Il y a une cité de Dieu au-dessus de la cité terrestre. L’inspiration vient toujours d’en haut ! Pour que cela soit supportable au quotidien, il faut évidemment tenir compte des aspirations des hommes sur terre… L’Europe repose justement sur cet équilibre, unique au monde, précaire et miraculeux, entre le ciel et la terre.

 

Vous incarnez l’un et l’autre deux visions antagonistes de la construction européenne. Le pouvoir centralisateur de l’État est-il forcément incompatible avec la liberté des territoires ?

 

JCF : Je crois que la construction de l’Europe est toujours partie d’en bas -sur la base de la proximité et de la confiance. Le pape François, dans son encyclique sur la fraternité, nous demande d’être des « artisans ». La construction européenne suppose selon moi un artisanat politique et social qui s’invente sur le terrain. Je me méfie beaucoup des visions « macros » et abstraites. De toute façon, l’être humain, dès qu’il le peut, s’affranchit de la centralisation. L’ADN de l’Europe, c’est tout simplement l’homme enraciné dans le territoire où il vit. La crise survient quand on méprise ce principe de base. Je pense à l’injonction faite aux Gilets jaunes : « vous ne pouvez plus vivre chez vous puisque nous allons fermer l’école et la maternité… il faut vous rapprocher d’une métropole. Allez vivre ailleurs ! »

 

HG : Les Gilets jaunes, ce n’est pas une injonction à vivre ailleurs. Si vous supprimez l’État qui a la capacité de s’opposer à tous les déterminismes qui asservissent les hommes, tout va se concentrer dans les métropoles. L’État transcendant est essentiel car il peut freiner cette désertification des territoires dont vous venez de parler.

 

JCF : La France ne se réduit pas à l’État ! Le centralisme est quelque chose de très récent ! Il est le fruit de contingences économiques. La densification autour des places fortes du Moyen âge n’a pas été le résultat d’un besoin de plus de centralisation mais une volonté de protéger le commerce !

 

HG : Qu’est-ce qui se passe quand la centralité disparait ?! Que voit-on en Europe après la chute de l’empire romain ?! Le réseau routier a disparu, les hommes libres sont devenus des serfs !  Il a fallu une très longue reconstruction pour remettre en place des forces qui empêchent le chaos de dominer. C’est tout l’effort de la monarchie avec laquelle le pouvoir retrouve peu à peu une centralité. La Révolution française et Napoléon, c’est l’accomplissement du rêve capétien, à savoir un pays avec un centre politique fort. Quand Napoléon arrive après le chaos de la Révolution, il « recrée une société » – un Etat – pour reprendre les mots de Madame de Staël.

Mais que dire de l’identité de l’Union européenne en 2024 ?

HG : L’identité profonde de l’Union européenne, c’est la démocratie chrétienne. Mais l’UE s’en éloigne de plus en plus ! En tant que gaulliste, par-delà les conflits d’idées avec ce courant, je regrette sa disparition. La démocratie chrétienne – comme le gaullisme ou le socialisme – avait sa place dans l’imaginaire des Français. Il ne reste aujourd’hui qu’une table rase où seuls demeurent les extrêmes !

 

JCF : C’est vrai. Mais qu’est-ce que porte la démocratie chrétienne dans la construction européenne ? Elle revendique l’importance de la diversité géographique. Elle fait écho au message biblique où Dieu donne à son peuple une terre pour vivre et prospérer. Chacun doit pouvoir vivre dignement dans la terre qui est la sienne. Il y a une relation essentielle entre le territoire où nous vivons et la dignité humaine. C’est la promesse européenne.

 

HG : Le capitalisme est une force de création extraordinaire. Mais on a mis en branle en Europe des machines terribles qui détruisent la culture, la civilité et l’homme. On a vraiment joué aux apprentis sorciers. Il nous faut maintenant trouver une force politique suffisante pour se protéger des excès du capitalisme sans que cette force ne devienne dictatoriale.

 

JCF : Je ne vois pas les choses ainsi. L’Europe, c’est la combinaison d’une richesse géographique et de valeurs communes – en droite ligne de la Règle de saint Benoit ! Il faut des centralités, des lieux d’échanges mais le risque, c’est une polarisation excessive au détriment des territoires. J’ai le sentiment que nous sommes arrivés à la fin d’une séquence de centralisation en Europe. Ce que demandent les Européens, ce n’est pas « Bruxelles » c’est l’oxygène de la décentralisation et le renouveau des cultures.

 

HG : Je pense exactement le contraire ! Nous n’allons pas du tout rentrer en Europe dans une phase de décentralisation.

 

JCF : Entendez-moi bien, je ne parle pas de la fin d’un besoin de centralité mais de la fin d’une métropolarisation.

 

HG : Je ne suis pas d’accord. Je constate que la centralisation n’a cessé de se défaire depuis des décennies. Nous arrivons justement à la fin d’une phase car la centralité a quasiment disparu. Aucune force ne maintient plus les sociétés unies. C’est un drame pour l’homme européen car il n’y a pas de possibilité pour l’homme de vivre libre et seul au monde. Il est forcément inclus dans une communauté, une cité, un Etat, un empire. Ce qui nous attend en Europe, c’est plutôt un retour de bâton terrible. Il y a partout un immense besoin d’ordre qui risque de se traduire par un retour de la centralité avec un visage pas forcément très sympathique…

 

Mais à quelle échelle doit se construire l’Union européenne ?

HG : A l’échelle humaine – c’est le titre d’un livre de Léon Blum ! Cette dimension est évidemment importante. Mais nous avons installé depuis des décennies un système qui nie l’échelle humaine. La mondialisation heureuse ne l’est pas ! Elle ne le sera pas non plus dans l’Union européenne car la globalisation dissout tout ce qui permet à l’homme de résister aux déterminismes.

 

JCF : L’organisation n’est pas une chose naturelle, elle est politique ! Cela dit, la mondialisation n’est pas mauvaise en soi dès lors qu’elle stimule les échanges. Ce qui importe, pour l’Union européenne de demain, c’est de se nourrir de la transcendance et des territoires. La politique n’a de sens qu’en permettant à chacun de réaliser son projet de vie. Tout le reste est nécessaire mais contingent. Aujourd’hui, le risque, c’est que la politique européenne tourne uniquement autour de modalités techniques. On érige le pragmatisme en doctrine politique ! Je trouve ça grave. Parce que l’idéal politique n’est pas une question de modalités. L’Europe a besoin d’une âme disait Schuman.

 

HG : Vous êtes gentil en parlant de pragmatisme… La vérité, c’est qu’en mettant à l’écart les idéologies on a aussi éliminé les idées et les idéaux ! La politique se limite maintenant à un tableau Excel. Mais derrière les chiffres, il y a toujours des hommes !

 

Peut-on parler de souveraineté européenne ? Et si oui, comment s’articule-t-elle avec la souveraineté nationale ?

  1. La souveraineté c’est l’origine de la décision politique. Qu’on le veuille ou non, elle appartient toujours au peuple. Quand un peuple ne veut pas d’un dictateur, il finit par le renverser. Pareil pour un colonisateur. Cela peut prendre du temps. On a toujours le pouvoir de dire non, ce refus ultime est la marque de la souveraineté. Il y a deux souverainetés : celle de la personne, et celle du peuple. Elle est par définition inaliénable. Parler de souveraineté européenne c’est présupposer qu’il y a un peuple européen, ayant une conscience de peuple, ce qui est très discutable. Mais vous ne pouvez pas l’articuler avec une souveraineté française ; ce « non ultime » ne peut pas avoir de limites. Malraux disait que le « non » du 18 juin faisait écho à celui de Jeanne d’Arc et à celui d’Antigone (dans la pièce de Sophoclendlr). On est bien au-delà du droit et de la politique. Si la France est souveraine, il ne peut pas y avoir un pouvoir au-dessus, sinon elle n’est pas souveraine.
    Attention à ne pas confondre la souveraineté avec l’indépendance, qui elle est relative. Nous sommes bien obligés de vivre avec les autres, nous avons besoin des autres pour vivre, avec plus ou moins d’ouverture et de fermeture selon les époques.

    JCF. Le vrai sujet, c’est la maitrise de son destin. Certes, ce n’est pas une science exacte. Être souverain, c’est le pouvoir de prendre des décisions à la bonne échelle. Je pense qu’il y a différents niveaux de souveraineté qui s’encastrent les uns dans les autres. Maitriser son destin, ce n’est pas une notion figée, c’est une notion dynamique. Quand l’Union européenne se met en place, dans les années 50, il y a cette idée de faire la paix mais aussi de maitriser son destin en se basant sur un socle de valeurs communes.

    HG. Si je suis maquisard dans les Glières en 44, je choisis et je maitrise on destin, j’accepte de mourir le cas échéant. Un peuple qui n’a pas renoncé à être lui-même ne peut renoncer à une once de sa souveraineté.

    JCF Justement, la reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe légitime une part de souveraineté européenne dès lors qu’il y a des enjeux de taille critique.

    Y a-t-il un peuple européen ?

    JCF S’il y a un ADN européen, il est spirituel, il est culturel, il a été façonné par l’histoire longue. Cette dynamique est particulière à l’Europe. Mais parler de peuple européen n’est pas exclusif d’un peuple national qui lui-même n’est pas exclusif d’un héritage culturel enraciné. Ces trois niveaux sont fondamentaux. Un Breton est à la fois breton, français et européen. Aucune contradiction entre ces trois niveaux ! La force de l’Europe est de construire un modèle politique riche de cette diversité.

    HG Je suis provençal, français et européen, mais je suis avant tout français… Si on me propose une Provence indépendante, j’exercerai mon « non ultime », par tous les moyens !

    JCF En Europe nous avons une histoire commune, des valeurs communes, c’est la raison pour laquelle l’Europe doit se saisir des enjeux modernes de la souveraineté, l’énergie, le numérique, l’IA, sinon d’autres le feront à notre place.

    HG Sans doute, mais attention à la notion d’échelle. A force de vouloir toujours monter plus haut, augmenter notre taille, on finit par tout noyer. Quand nous serons 40 en Europe, nous serons beaucoup plus faibles que quand nous étions 6 ou 12… Si nous, Européens, étions tous d’accord sur nos intérêts vitaux, il n’y aurait pas de problème, nous coopérerions tout naturellement pour les défendre. Si nous ne sommes pas d’accord en revanche, il faut des règles et des institutions. C’est là qu’il faut poser la question des normes juridiques. La hiérarchie des normes, pour Bruxelles, ne repose pas sur la souveraineté juridique, mais sur des traités et la jurisprudence. Au lieu de faire comme jadis, le droit par la démocratie, on fait la démocratie par le droit. Mais d’où vient ce droit ? Quelle est sa légitimité ?

    JCF Dans mes pérégrinations récentes, j’ai été frappé par les fractures avec l’Europe. Je pense que cela est dû, entre autres, au mode de scrutin autour d’une seule liste nationale. Les candidats sont en général très éloignés des préoccupations de la population. Alors que nous sommes dans une démocratie participative, l’Europe est désincarnée. Aucun Député ne rend compte de ce qu’il fait ; il n’y a personne vers qui remonter les sujets. Rien n’est fait pour que l’Europe soit proche des gens. Je vais proposer de créer 81 circonscriptions européennes pour qu’il y ait un Député européen dans chaque territoire. Pour que l’Europe ait un visage là où chacun vit et travaille.

    HG Si l’on fait cela, supprimons les élections législatives ! Si la démocratie est européenne, parce qu’il y a un peuple européen, la chambre des députés devient une sorte de conseil départemental…

    JCF jusqu’à présent, député national et député européen, ont des compétences distinctes …

    HG Toute la question est : qui a le dernier mot ?

    Les principes étant posés, voyons-en les points d’application. La question de l’immigration, d’abord. Comment la maitriser au niveau national et européen ?

    JCF On réduit le sujet de l’immigration au prisme sécuritaire – qui est une composante importante de la question, mais pas la seule. Il y a une relation fondamentale avec l’Afrique. Il faut bien entendu une maîtrise des flux migratoires, et revoir les accords de Schengen, qui commencent à dater (1985) ; mais il est urgent de réinventer un partenariat, et pour cela de revisiter nos intérêts réciproques, ceux de l’Afrique et ceux de l’Europe. Les fondateurs de l’Europe défendaient le concept d’Eurafrique, et nous sommes en train de perdre cette notion de vue. Nous n’avons pas ris conscience du potentiel de développement de ce continent. Paul VI nous prévenait dès 1967 : « Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de l’opulence ». On n’en a tenu aucun compte, et continué de puiser en Afrique ce qui nous intéresse.

 

HG D’abord, ce ne sont pas les plus miséreux qui traversent la Méditerranée et qui viennent en Europe. Mais il est vrai que nous n’avons jamais voulu mettre en place une véritable coopération entre l’Europe et l’Afrique. Ensuite, entre l’Afrique et nous il y a la Méditerranée, et notre destin se joue d’abord là, à la charnière entre Moyen Orient, Europe et Afrique. Or l’Europe du Nord ignore la Méditerranée ; elle commence à se rendre compte de son existence parce que l’immigration méditerranéenne arrive jusqu’à elle.
A propos de l’immigration, la liberté de circulation est devenue un vrai sujet ; elle ne peut plus être ce qu’elle est devenue. L’Europe ne tient pas compte des facteurs sociaux, civilisationnels, humains, nationaux. Et notre pays ne devrait pas confier aux autres le contrôle de ses frontières. Mes frontières, je les défends parce que j’ai la volonté de les défendre.

Que pensez-vous des réformes « sociétales » prônées et imposées par l’Europe ? (Droits LGBT, avortement, etc.) ?

HG Ces réformes sont typiques du « nous avons les mêmes valeurs » ! Il y a des sujets sur lesquels nous n’avons pas les mêmes principes ; pour un Anglo-Saxon, la laïcité à la française est une atteinte aux libertés fondamentales. Pour moi, c’est une liberté fondamentale, une façon de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, de distinguer la cité terrestre et la cité de Dieu. Je veux garder la liberté de choisir sur quel principe je fonde la vie en société.

JCF Est-ce même une question de valeurs ? Je crois malheureusement que nous sommes dans une Europe très utilitariste, et peu inspirée par l’ADN dont nous parlions. Cette vision utilitariste encourage des réformes de facilité. Nous devons avoir davantage d’exigence sur cet héritage européen.

L’Europe doit-elle accueillir l’Ukraine ? …

JCF La question de l’Ukraine ouvre un grand débat sur les critères  d’adhésion. On tergiverse sur l’entrée de l’Ukraine mais on n’a jamais remis en cause la candidature de la Turquie ! Si l’Europe est seulement une communauté d’intérêts économiques, il faut intégrer la Turquie ; si on considère que l’Europe doit rassembler les pays partageant les mêmes racines, les mêmes valeurs, alors il fait accueillir l’Ukraine et rompre avec la Turquie. Ne nous trompons pas d’Europe.

 

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