par Philippe Chalmin, Jean-Christophe Fromantin, Pierre Gadonneix
Après des siècles d’autosuffisance, quand le vent, l’eau puis le charbon, participaient du mix énergétique nécessaire au développement, l’ère du progrès, puis celle de la croissance accélérée, nous ont projeté dans un monde d’interdépendance. Le premier choc pétrolier de 1973 a sonné l’alerte. D’autres se sont succédé. La France, dans le contexte de l’époque, a pertinemment créé les conditions de sa sécurité énergétique, en s’intégrant dans les processus de forage et de raffinage, en lançant une ambitieuse filière nucléaire et en diversifiant ses sources d’approvisionnement en gaz.
Cet équilibre mériterait d’inspirer notre perspective de transition énergétique. Car les enjeux sont critiques ; tant en ce qui concerne les besoins d’énergie que ceux, non moins stratégiques, de métaux rares. La pérennité de notre compétitivité, et par conséquent, celle de notre modèle social est à ce prix. Trois enseignements sont à retenir de la réponse au choc des années 70 qui pourraient orienter notre stratégie dans la compétition qui se joue entre les grandes puissances mondiales : une meilleure anticipation des besoins et plus de cohérence ; la bonne échelle pour aborder ces enjeux ; et la recherche d’un compromis à l’intersection du pouvoir d’achat, de la croissance et de la transition énergétique.
L’anticipation est sans aucun doute le prisme par lequel nos politiques nationales et nos approches géopolitiques doivent être abordées. Le cas des véhicules électriques est de ce point de vue emblématique. Entre les objectifs du plan climat, renforcé par la Convention citoyenne, d’abandonner les véhicules thermiques au plus tard en 2030 ; notre dépendance aux batteries chinoises ; l’instabilité des approvisionnements en lithium et cobalt ; et les tensions sur le cuivre – nécessaire à la circulation de l’électricité – dont il faut plusieurs dizaines de kilos par véhicules ; il est clair que le processus est loin d’offrir les garanties d’une approche linéaire et d’une saine concurrence. Ce sont d’ailleurs les mêmes incohérences qui risquent d’entraver nos ambitions sur l’IA, entre la difficile maîtrise des approvisionnements en étain et nos difficultés à mobiliser les financements nécessaires.
Un 2ème sujet relève des échelles par lesquelles aborder ces enjeux. Nos compétiteurs, les USA ou la Chine, travaillent sur des politiques de l’offre à des échelles compatibles avec les capitaux et les investissements qu’ouvrent ces enjeux. Or l’Europe est embourbée dans une série de contradictions qui freinent l’élan d’une transition énergétique commune : les tensions nées des différences de doctrine franco-allemande sur le nucléaire ; nos dépendances envers des pays dont on découvre tardivement la fiabilité ; la décorrélation entre des échéances environnementales européennes (Green deal) favorables à la demande et des politiques énergétiques nationales en peine sur les politiques d’offre ; et un système de décision commune pour le moins erratique et aléatoire. Comme si nous avions oublié que la sécurité à laquelle nous aspirons appelle aussi une puissance à l’échelle des rapports de force en germe.
Le 3ème enjeu relève d’un équilibre entre la croissance, le pouvoir d’achat et la transition énergétique. Ce réglage, à la fois subtil et complexe, est éminemment politique. Il appelle deux postulats essentiels : Que nous acceptions le principe que la croissance est nécessaire au financement de la transition énergétique, et qu’à cette aune, la prospérité de notre modèle économique, celui de notre modèle social, et par voie de conséquence notre pouvoir d’achat seront assurés. Que nous abordions la transition énergétique à partir d’un principe de stabilité plutôt qu’à celui d’une illusion de souveraineté. Il n’est pas aujourd’hui raisonnable d’imaginer une indépendance énergétique dans l’état des besoins et des enjeux : L’intermittence des énergies renouvelables, la dispersion de métaux rares, et l’entrelacs des chaines de valeurs nécessaires à la production énergétique doivent nous amener vers un principe de réalité. L’équilibre auquel nous aspirons, pour un maximum de stabilité, est à chercher dans la même logique que celle des années 70 : celle des compétences, de l’innovation, du nucléaire, du stockage et de la diversification de nos partenaires.
Rien n’est perdu, pour accéder à une stabilité dynamique en matière d’énergie. Mais nous n’y arriverons, ni en cédant aux récits des idéologues, ni en pensant qu’une main invisible résoudra le problème. Enfin, soyons conscients que l’énergie n’est qu’un moyen et non une fin, au service d’autres causes, comme celle de l’alimentation mondiale, qui méritent que nous nous engagions plus résolument, plus rapidement …
Publiée dans Les Echos le 13 mai 2024