Notre tribune avec Olivier Babeau dans La Tribune du 28 janvier 2024
Nous sommes à l’aube d’une extraordinaire révolution, qui va bouleverser notre manière de vivre et de voir le monde. Sous l’effet de l’intelligence artificielle, la place que nous accordions dans nos existences à l’activité professionnelle est vouée à diminuer de façon spectaculaire. Des millions de tâches seront remplacées. Elles seront effectuées par des robots et des ordinateurs. Des milliers de métiers vont changer. Nous allons travailler moins et le travail sera très différent d’aujourd’hui. C’est une tendance de long terme, toujours accélérée par les progrès de la science. Elle est en train de s’amplifier. Elle va tout changer : l’habitat, les transports, les relations humaines… Or nous ne sommes pas prêts. Il est urgent d’anticiper ce choc. Les pouvoirs publics, les entreprises, les citoyens, doivent en prendre la mesure et adapter leurs décisions, leurs investissements et leurs structures. Il en va de la maîtrise de notre destin.
De quoi s’agit—il ? Tous les experts en intelligence artificielle avaient imaginé des changements majeurs à l’horizon d’une décennie, le temps que la puissance de calcul des ordinateurs progresse, que les organisations se saisissent de la technologie naissante… Le raisonnement habituel était celui de la fameuse « destruction créatrice » de l’économiste autrichien Joseph Schumpter : lorsqu’une innovation surgit, les jeunes entreprises s’en saisissent, elles deviennent prospères, fusionnent entre elles… tandis que les vieilles firmes périclitent. Les modernes remplacent les anciens, dans un cycle qui nous semblait prévisible.
Or la révolution de l’IA va plus beaucoup vite que prévu. Les entreprises, les individus et même les administrations l’intègrent au quotidien, à grande vitesse. Des robots font de la relation commerciale, du diagnostic médical, des livres… Du labeur disparait, du temps va se libérer. Un temps qui s’annonce considérable ! Au milieu du XIXe siècle, le travail occupait 70% d’une vie. Cent ans plus tard, c’est entre 30% et 40%. Aujourd’hui, nous en sommes à 12%. Et en 2030, nous aurons atteint 10%. C’est demain.
Qu’allons-nous faire de ces heures, journées et années gagnées sur nos agendas ? Voilà une interrogation sociétale, philosophique voire anthropologique majeure. Nous ne prétendons pas, ici, y répondre in extenso. Une chose est sûre, le sens de la vie – et du travail – sera profondément modifié. En France, singulièrement, le travail est souvent vécu comme une contrainte et l’on aime rappeler son étymologie, qui évoque la souffrance. Une partie de la gauche y voit une aliénation, une autre une émancipation, la droite en a fait une valeur. Notons au passage que ceux qui défendent mordicus le travail peinent parfois à accepter que des machines évitent la répétition dégradante de gestes techniques, les risques pour la santé…
Ces débats étaient passionnants, ils structuraient la vie sociale, démocratique et géopolitique. Mais ils seront balayés par le temps libéré. Le sens que nous donnons aux relations avec nos proches, aux activités bénévoles, aux loisirs personnels… tout cela va évoluer très rapidement. Notre place dans la cité sera revisitée. Y compris l’endroit physique où nous passons ces temps. Accepterons-nous d’être sédentarisés près des centres économiques actuels, dans des ensembles urbains peuplés, stressants, avec des temps de trajets longs, pour si peu de temps de travail ? Nous ne le croyons pas. Nous allons muter, dans un laps de temps plus étroit qu’on ne le pense, vers un nouveau monde. Un monde où l’on travaille là où on veut vivre, non plus un monde où l’on vit là où se trouve le travail.
Conséquence inéluctable, le modèle de métropolisation, construit depuis la révolution industrielle et l’exode rural, touche sans doute à sa fin. Les salariés voudront s’implanter ailleurs. Déjà, l’Ile-de-France est confrontée à une perte d’attractivité car elle n’offre pas les conditions de vie qu’attendent les jeunes diplômés. La grande transformation qui vient va faire chuter le prix de l’immobilier dans les centres d’affaires – cela a déjà commencé – les investissements dans les sièges sociaux de grande taille vont s’effondrer. L’onde de choc se propagera partout. Nous aurons, en conséquence, des lieux de management décentralisés, au plus près des lieux de vie. C’est le modèle de demain.
Les employeurs s’en rendent déjà compte, à la faveur de la baisse du chômage : ils doivent aujourd’hui convaincre les candidats de venir travailler pour eux. Ce n’est plus aux candidats d’être convaincants pour décrocher le job. Cette inversion du rapport de forces est typique du monde qui nous attend. Nous entrons ainsi dans un capitalisme des compétences. La valeur ajoutée reposera sur la rareté, sachant que l’IA fera le reste. Le rapport à la précarité changera également. Pour un salarié, avoir travaillé dans cinq entreprises sera perçu comme un atout enrichissant, par rapport à celui ou celle qui sera restée vingt ans au même endroit. A contrario, une entreprise qui serait dans le déni, qui ne voudrait pas voir le basculement en cours, serait condamnée à devenir performative, c’est-à-dire à n’exister que par elle-même et pour elle-même, confondant ses moyens et sa fin. Si elle ne peut pas conférer un sens appréciable ou fécond aux salariés, elle perdra les meilleurs et ses marchés…
Un danger équivalent menace les administrations et le pouvoir. Si les politiques publiques ignorent ce passage à la nouvelle modernité, elles engendreront de l’incompréhension et de la colère. Si elles demeurent dans leur centralité, elles contrarieront les projets de vie de celles et ceux qu’elles prétendent représenter et servir, alimentant la défiance envers la démocratie. Si elles continuent d’être verticales, dans une logique hiérarchique, elles élargiront le gouffre qui les sépare des gens. Les codes ont changé, les politiques doivent s’y adapter au plus vite.