Par Jean-Christophe Fromantin, publié dans Le Point
À 10 mois du scrutin européen, au risque qu’il soit détourné par les scories d’une politique nationale si courte dans ses idéaux, il est temps de poser la question des enjeux de cette échéance. Dans une économie politique qui se joue à l’échelle mondiale ; au cœur de crises qui démontrent l’obsolescence de frontières nationales dans ce qu’elles peuvent apporter comme solutions durables à de nouveaux défis qui les dépassent ; dans un besoin impérieux de dialogue, voire de réconciliation ; revisitons la vision de Robert Schuman – dont nous célébrerons le 4 septembre le 60ème anniversaire de sa disparition – dont l’héritage spirituel et politique revêt aujourd’hui une acuité particulière.
Penchons-nous plus précisément sur quelques composantes sous-jacentes à la déclaration du 9 mai 1950 – instituant une première communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) – pour poser les bases d’une double ambition de prospérité et de paix.
Robert Schuman rappelle dans Pour l’Europe, qu’avant d’être une communauté d’intérêts, économique ou militaire, l’Europe doit être une « communauté culturelle dans le sens le plus élevé de ce terme ». Reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe, bien au-delà de tout prosélytisme, est la condition pour assurer la stabilité des valeurs qui fondent nos démocraties et pour engager des transformations sans perdre le cap. Renoncer à cette référence fragilise les acquis de liberté, d’égalité, de fraternité, mais aussi de dignité humaine, que notre histoire a si patiemment façonné jusqu’au cœur de nos convictions, puis de nos institutions. Ces références, sans cesse rappelées, confirment les liens authentiques qui nous unissent, et donnent à l’action politique européenne ses fondements historiques.
Dans l’initiative du 9 mai 1950, Robert Schuman ouvre une question qui nous est à nouveau posée : celle des bonnes politiques aux bonnes échelles. Nous devons comprendre que les solutions durables sont directement corrélées aux périmètres géographiques au sein desquelles nous choisissons d’agir. Or, ces périmètres ne sont ni figés dans le temps, ni dans l’espace ; ce qui était vrai au Moyen-âge, ou lors de la Révolution industrielle, ne l’est plus dans le monde actuel ; de nouveaux enjeux procèdent de nouvelles échelles d’action. Le retour des territoires comme de la dimension européenne s’invitent dans un paradigme socioéconomique en profonde mutation. C’est l’intuition de Robert Schuman que d’avoir enclenché concrètement ce principe d’échelle d’efficacité. Les mêmes tensions qui portaient hier sur la production du charbon et de l’acier, apparaissent aujourd’hui dans l’énergie, avec des fragilités politiques associées aux asymétries entre nos pays. Répondre à cet enjeu appelle à ce que nous définissions à nouveau des principes communs de production et de consommation. Faute de quoi, l’énergie deviendra un motif de tensions croissantes dont la guerre en Ukraine démontre la dangereuse réalité.
Une autre mention fondamentale de la déclaration de 1950 associe étroitement l’Europe au développement africain. Robert Schuman appelle à ce que « les frontières soient des lignes de contact avant d’être des barrières » ; autrement dit, à ce que le développement soit partagé. Dès 1967, le Pape Paul VI, relayé par l’ONU, alerte sur les déséquilibres entre l’Europe et l’Afrique : « les peuples de la faim interpellent aujourd’hui les peuples de l’opulence ». La crise migratoire raisonne comme l’échec d’une vision que nous n’avons pas réussi à traduire en actes concrets. Or, les conséquences à venir du réchauffement climatique, les distorsions entre les politiques étrangères menées par les pays d’Europe, et le prisme sécuritaire à partir duquel nous réduisons la portée de cet enjeu, stimulent les tensions plutôt que d’atteindre les objectifs de prospérité et de paix qui caractérisent le cœur même du projet européen.
Enfin, puisque l’efficacité politique participe d’abord d’un idéal humain – « L’Europe ne devra pas rester une entreprise économique et technique, il lui faut une âme » rappelle Robert Schuman –, force est de constater que « l’ankylose administrative » éteint progressivement cet idéal. La sur-administration touche dramatiquement l’organisation européenne mais aussi la plupart de nos États, jusqu’à nous détourner de l’authenticité et du sens de l’action politique. Le souffle de nos démocraties appelle à ce que nous réinterrogions courageusement et régulièrement nos organisations et la légitimité de leurs gouvernances. Les perspectives d’abstention en 2024 sont de ce point de vue alarmantes au vue des défis à relever.
La préservation de notre souveraineté dans sa dimension nationale, comme celle de nos identités dans leurs diversités territoriales, suppose de reconnaitre nos limites dans une double problématique : celle d’un monde qui se polarise autour de quelques blocs immensément puissants ; celle d’enjeux, climatique, numérique ou de sécurité, dont nous ne soupçonnions pas l’intensité, ni même l’existence, il y a quelques années. Pour les appréhender, ces défis méritent que nous en prenions la juste mesure, fidèle à l’esprit de subsidiarité. Robert Schuman met en garde sur la « [tentation] de ne voir que les libertés abandonnées sans voir l’autorité et les garanties acquises ». Cette prise de conscience est aujourd’hui essentielle. Elle conditionne notre indépendance et la sauvegarde de nos cultures ; elle donne une actualité particulière au futur scrutin européen. Il nous appartient aujourd’hui de s’employer collectivement à rédiger l’acte II de Pour l’Europe, en essayant de ne pas trahir la profonde intuition des pères de l’Europe dont les défis actuelles confirment la justesse.