La démétropolisation, notre avenir
Grand Paris, centralisation à outrance, saturation de l’espace de vie … A la veille du scrutin municipal, l’actuel maire de Neuilly, Jean-Christophe Fromantin, bat en brèche les idées reçues sur un modèle dépassé.
Propos recueillis par Solange Bied-Charreton
Vous avez fait paraître en 2018, Travailler où nous voulons vivre[1], dans lequel vous nous proposez de revoir entièrement la manière dont nous habitons le monde, car nous demeurons surtout là où nous trouvons du travail. Quelle a été la genèse de votre réflexion ?
Cet ouvrage s’est nourri de mon expérience à la présidence d’ExpoFrance 2025, un projet qui avait pour but de préparer la candidature de la France à l’exposition universelle de 2025, et qui m’a permis de faire le tour du monde pour interroger avec d’autres acteurs la notion d’universalité. Tout cela m’a logiquement poussé à m’intéresser aux Expositions universelles du XIXesiècle. La notion de progrès semblait alors indissociable de la technique. Le règne de la machine étendait son empire de fascination et de sidération sur les hommes à l’ère industrielle, elle était au cœur de leurs préoccupations : comment vivre avec la machine, comment la maîtriser ? Aujourd’hui, ce sont les nouvelles technologies qui sont synonymes de progrès, qui façonnent à la fois l’universel et nos modes de vie individuels. Toutefois, on ne pose pas – ou mal – le débat de l’existence au prisme de ce progrès, alors qu’il régit tout, à commencer par l’économie. Par la suite, j’ai créé mon think tank, Forum de l’Universel, un espace d’études et de prospectives sur les enjeux géographique. Ces initiatives ont pour point commun d’apporter des réponses à un questionnement politique : quel est notre projet de société ?
Le modèle métropolitain n’est pourtant pas décrié, loin de là. La métropole concentre la richesse et permet de l’accroitre. Pourquoi vouloir démétropoliser l’espace ?
On entend le même refrain depuis vingt ans : « l’avenir est dans les métropoles ». Chaque époque a sa doxa. Dans le même temps, on constate les problèmes engendrés parla métropolisation à outrance : désertification des territoires, saturation de l’espace dans les métropoles, avec les conséquences sociales, économiques et environnementales que cela implique. Non, la métropolisation ne représente pas un progrès économique, elle conduit à la standardisation des modes de vie, à la compétition permanente et donc à la financiarisation de l’économie. En amenuisant la diversité de l’offre, il devient impossible de se démarquer. La qualité des échanges s’appauvrit, la curiosité disparaît. De ce fait, on aboutit forcément à l’affaiblissement de l’offre économique et culturelle.
Etes-vous aujourd’hui sur la même ligne que le Rassemblement national, qui voit la métropole comme un avatar de la mondialisation et doit être combattu pour cette raison ?
Précisément pas. Je défends l’idée de mondialisation, à condition qu’elle existe. La mondialisation, c’est l’échange avec l’autre, pas la compétition des mêmes. Une véritable mondialisation pousse à cultiver les singularités d’un territoire et à diversifier les échanges qu’il entreprend avec les autres. La démétropolisation apparait nécessaire à une mondialisation authentique, au sein de laquelle le voisin me propose quelque chose que je n’ai pas. Elle lutte contre la détérioration de l’altérité culturelle en même temps qu’elle garantit les affinités sociales, le vivre-ensemble, qui ne se créé que lorsque les gens ont de bonnes raisons de vivre ensemble. Avoir quelque-chose de singulier à partager est consubstantiel de la dignité humaine.
Même s’il existe de petits villages au modèle « 100% écolo », il semble toutefois qu’on ne puisse pas revenir au village que Fernand Braudel décrit dans L’Identité de la France, où existaient tous les métiers…
Fernand Braudel rappelait justement que les villes n’existent que par la prospérité des territoires qui les entourent. C’est pourquoi, je crois à ces singularités territoriales, dont l’existence repose sur le levier municipal. Ce à quoi je ne crois pas, en revanche, c’est à un renoncement au progrès. Car il nous faut saisir que la technologie est le vecteur de notre liberté et que le localisme en dépend. C’est ce que je veux montrer, que le modèle de la métropole neutralise les projets de vie et qu’en ce sens, elle ne représente pas un progrès social. Ces métropoles énormes, de plusieurs dizaines de millions d’habitants, produisent de l’isolement et mettent à mal la vertu d’hospitalité. On assiste à l’émergence de logements capsules à San Francisco, à Madrid, à Barcelone… Ils font trois mètres carrés, offrent tout juste la place de dormir. En France, la loi Solidarité et Renouvellement Urbain nous en garde et prévoit une surface habitable minimum de neuf mètres carrés. Mais qui veut vivre dans neuf mètres carrés ? C’est la densification des villes qui conduit à la réduction de l’espace vital avec, en arrière-plan, le développement de la peur de l’autre et d’une logique d’isolement, puisque moins l’on voit les gens plus s’en éloigne, plus on individualise son comportement. Une anecdote permet d’illustrer cette mutation inquiétante. On a demandé à des jeunes, dans le cadre d’une étude, s’ils préféraient avoir un logement plus grand ou obtenir davantage de mégabytes dans leur smartphone. C’est la seconde proposition qui a recueilli le plus de suffrages. Evidemment, avec votre portable, vous pouvez vous repérer, commander un repas, communiquer avec vos proches, avoir accès aux réseaux sociaux… Mais il est insensé qu’aujourd’hui on envisage si naturellement de troquer de l’espace vital contre de l’espace virtuel.
La notion d’environnement, celle du cadre de vie, s’en trouve escamotée…
En effet, et nous constatons encore une fois que la métropolisation ne nous a pas fait accéder à un mieux sur le plan environnemental. Au contraire. Ce sont les métropoles qui produisent le plus de gaz à effet de serre. Elles forment des îlots de chaleur qui sont les premiers contributeurs du réchauffement climatique. De mes échanges avec le maire de Shenzhen, une ville du Sud-Est de la Chine de plus de douze millions d’habitants parmi les plus innovantes au monde, j’observe que l’innovation n’est pas assez rapide pour compenser le développement des îlots de chaleur. La métropole n’est pas une solution d’avenir, c’est une impasse.
Pourquoi, d’après vous, privilégie-t-on encore le mode de développement métropolitain ?
C’est au XIXesiècle que la concentration urbaine a commencé à se développer vraiment. La densification était alors vue comme une condition du progrès, le rapprochement des gens permettant d’amortir les coûts et de justifier la mise en place d’équipements divers. Les pôles de consommation, de santé, de loisirs ont ainsi émergé dans les villes. Or aujourd’hui on arrive à un moment où cette métropolisation est de moins en moins nécessaire : internet la rend obsolète. La masse critique n’est plus concentrée mais distribuée. On ne peut pas affirmer qu’on vit un monde en réseau et dans le même temps continuer à brandir le dogme de la métropolisation à tout va. En fait, c’est une facilité de discours de la part des politiques, c’est aussi une fuite en avant, avec des conséquences qui ont une réalité territoriale. Cette métropolisation est devenue une excuse pour ne plus financer des projets en zone rurale et dans les villes moyennes. A ce sujet, une enquête du CEVIPOF parue en septembre 2019 et menée pour le compte de l’Association des maires de France (AMF) renverse les idées reçues, avec une forte demande de ruralité et, surtout, un plébiscite des villes moyennes, bien plus attractives que les métropoles. Les Français optent à 84 % pour la ville moyenne ou le village, ils ont compris ce qu’ils y gagnaient en termes de qualité de vie. La même tendance s’observe aux Etats-Unis, où les Américains sont d’ailleurs en train de réinvestir ces villes de taille intermédiaire. Le choix d’un modèle de société est un enjeu de volonté politique. La géographie du progrès que je propose permettrait de passer d’un monde concentré à un monde distribué : bénéficier d’un même standard de services, mais qu’ils soient disponibles là nous nous voulons vivre. De plus en plus d’employeurs encouragent le travail à distance et en particulier les formules de coworking, les mentalités changent très vite et cela paraît faisable. Professionnellement, on ne vous évalue plus sur votre présence mais sur la réalisation de vos objectifs.
Penser la démétropolisation, ce n’est pas seulement aller contre une logique globale mais s’attaquer à la spécificité bien française, celle de la centralisation…
Une volonté de contrôle qui, en effet, remonte à la Révolution et qui est l’œuvre du cartographe Cassini. En 1790, il a découpé notre territoire en 83 départements de manière arbitraire. Résister à cette tendance est toujours d’actualité car elle neutralise l’initiative locale. Emmanuel Macron est un président centralisateur. Cette verticalité dans l’exercice du pouvoir le rend très vulnérable face à une opinion qui aspire à plus de proximité et des élus locaux à plus de confiance. Plus généralement, si La République En Marche n’a pas d’attache locale – et ça va sans doute se confirmer aux municipales – ce n’est pas un hasard. L’un des enseignements du mouvement des Gilets jaunes, avec ses ronds-points, ses assemblées, était au contraire une demande d’enracinement, un retour de l’horizontalité.
« Chaque région, chaque territoire, chaque ville peut se mobiliser sur un projet, un savoir-faire ou une spécialité et devenir incontournable dans son domaine », écrivez-vous justement, mais comment réveiller ces territoires et ces villes moyennes, saignées de leurs habitants ?
Je suis convaincu de la singularité de chaque territoire. J’ai passé ma jeunesse entre Nevers, Châteauroux, Saintes et Dunkerque, ces villes moyennes souvent dans l’angle mort des politiques publiques. Or, même aujourd’hui et malgré les effets négatifs de la métropolisation, ces villes ne sont pas si isolées que ça. Je pense qu’elles doivent prendre conscience de leur spécificité, de leur richesse, et j’estime leur sort devrait être une priorité des politiques. C’est encore une leçon que l’on retiendra du mouvement des Gilets jaunes. Je renvoie au dernier rapport du Conseil d’Analyse Economique[2]qui soutient que cette crise a introduit dans le débat public de nombreuses interrogations sur les inégalités territoriales. C’est une note récente, très importante, mais elle est quasiment passée inaperçue. « La concentration dans les métropoles contribue […] à accentuer les inégalités spatiales et à générer des externalités négatives sur le bien-être dans certains territoires », est-il écrit. Avec les Gilets Jaunes, on n’a pas su résoudre un problème géographique.
Vos observations s’accordent-elles avec celles du géographe Christophe Guilluy qui a théorisé la France périphérique ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Guilluy parce qu’on vit mieux dans les villes moyennes que dans les métropoles, l’Indice de développement humain (IDH) y est supérieur. Selon moi, la France périphérique véritable se trouve au cœur même des métropoles, où l’on trouve des zones de non-droit à quelques kilomètres de quartiers dont le mètre carré est à 15 000 euros. A contrario, Angers, Dijon, Brest, offrent des qualités de vie incroyable et de nombreux équipements. Il faut sanctuariser les villes moyennes, en faire le pivot de la démétropolisation. Elles irriguent aussi la ruralité. Le décrochage des zones rurales, on l’identifie quand une maternité est trop loin pour qu’une femme enceinte puisse s’y rendre pour accoucher en toute sérénité et quand la supérette quitte le village. Les villes moyennes sont vivables et se développent à condition de ne pas être à plus d’une heure et demie d’une métropole, faute de quoi elles décrochent et entrainent avec elles tout le territoire. Elles doivent offrir un bouquet de services publics extrêmement forts.
La démétropolisation de la France sauvera-t-elle la classe moyenne qui disparaît à mesure que les inégalités sociales grandissent ?
Les villes moyennes sont mortes parce qu’on a poussé la classe moyenne à aller travailler en métropole. Et la faillite du modèle actuel va s’accentuer car beaucoup d’employeurs historiques des classes moyennes – comme les banques, les assureurs ou la distribution – annoncent des restructurations de grande ampleur. Mais se loger au cœur de la métropole est devenu inabordable pour ses représentants. Ces villes sont des cités pour CSP+ voire ++, les gens sont donc poussés à demeurer toujours plus loin de son centre, dans une super périphérie constituée de cités dortoir. Il reste les logements sociaux, mais ils ne seront jamais suffisants s’ils doivent compenser les territoires qu’on abandonne. Comme rien n’est réglé, le phénomène des Gilets Jaunes est appelé à se répéter. La présidentielle de 2022, j’en suis convaincu, se jouera sur le choix d’un modèle de société.
Pourquoi ?
Aujourd’hui la politique est pauvre sur la dimension du sens. Elle est pratique, technique, comptable, technocratique, technologique ou médiatique ; elle est aussi conjoncturelle, émotionnelle, disruptive ou provocatrice, mais il lui manque, me semble-t-il une profondeur indispensable pour accompagner la transformation numérique. La politique n’a de sens que si elle défend une certaine idée du progrès, inspirée par les valeurs qu’elle promeut ; elle n’est pertinente que si elle concilie un projet avec toutes les conditions nécessaires pour permettre à chacun d’y trouver sa place. Or ce n’est plus le cas.
Que proposez-vous, concrètement ?
Il faut permettre à chacun de vivre et travailler là où il le souhaite pour réaliser son projet de vie. La conception de l’Etat vis à vis des territoires doit passer d’une logique de domination à une logique de partenariat et d’un principe d’obligation à celui de contractualisation. Chaque Français doit être à moins un quart d’heure d’une ville moyenne et à moins 1h30 d’une métropole connectée au monde. C’est une question d’équité. L’aménagement du territoire doit se développer selon six principes : sanctuariser le maillage des villes moyennes, connecter les villes moyennes aux métropoles ; relier les métropoles entre elles ; organiser les connexions logistiques de chaque territoire avec le monde ; déployer les technologies sur l’ensemble du territoire ; faciliter à l’échelle des villes moyennes l’accès aux principaux services publics. Cette nouvelle géographie ne développera tout son potentiel que dans un traitement synchrone des flux d’information et des flux de marchandise. C’est à ce prix qu’un modèle de société mieux distribué viendra corriger un modèle d’dorénavant trop concentré.
[1]« Travailler là où nous voulons vivre », Jean-Christophe Fromantin, Editions Françpos Bourin
[2]Territoires, bien-être et politique publique – Janvier 2020